Lilly : la différence comme force de vivre
J’ai 30 ans, une fille de 10 ans, je vis seule mais en couple avec le père de ma fille qui vit dans sa propre maison. En moi coule le sang de mes lointains ancêtres d’Europe orientale et de l’Est. Petite fille, mes grands-parents me racontaient des histoires auxquelles ils croyaient. Mon grand-père était un rêveur des steppes, ma grand-mère parlait de ses dons de voyance. J’ai grandi entre deux mondes, celui des superstitions ancestrales et des histoires de l’ancien temps et celui du monde du prolétariat moyen des années 90. J’avais, dans l’un, la sensation de vivre dans un monde arrêté, dans le second, un autre monde qui allait trop vite.
Une stratégie de survie
Je me suis toujours sentie vivant plusieurs vies en même temps en parallèle des rythmes et des us de ce monde. J’ai essayé d’entrer dans le monde du travail, malgré la qualité de mon travail avec les enfants, les adultes me mettaient à l’écart. Vivre à l’écart est devenu pour moi une norme, une stratégie de survie, qui s’est réactivé dans ma mémoire génétique comme un instinct de survie imaginé par mes ancêtres.
J’ai été diagnostiquée haut potentiel par un psychologue, je ne m’y suis pas attardé. J’identifie les hauts potentiels à des gens avec des facultés particulières. Je n’ai jamais réussi à aller jusqu’au bout à l’école, humiliée, insultée, j’ai payé cher cette différence. J’étais en échec dès la maternelle. J’ai pourtant voyagé dans plusieurs pays, lorsque ma fille est née ; j’ai fait des études dans le patrimoine historique et le théâtre, mais issue d’un Milieu peu éduqué, marqué par l’exil et la pauvreté ( mon père était descendant de tribus turcs nomades de Pologne, de Hongrie et des Balkans) et paraissant atypique aux yeux des gens, je me suis heurtée à de l’incompréhension.
Dest mémoires d’ici mais aussi d’ailleurs
J’ai toujours créé des choses en décalage avec les personnes de mon temps. Aucun milieu ne m’a plu, même artistique. Je crois dur comme fer à la mémoire génétique et aux vies antérieures, j’en ai écrit l’une d’entre elle dont je me suis souvenue à l’âge de 15 ans. Cette histoire a marqué ma jeunesse et a contribué comme un mythe à me faire devenir la femme que je suis. Je me suis souvenue de l’Amérique aussi.
Vidéo Youtube (première partie)
Quand j’étais petite, ma mère était très violente avec moi, j’étais une tache dans sa vie, j’ai été élevée par la maîtresse de mon père qui était artiste peintre sculptrice. Mon père était issu d’une famille de musiciens et de danseurs, mais travaillait dur à l’usine, il était souvent absent. La musique, la danse, le théâtre c’était instinctif pour eux, ils le faisaient parce que c’était vital, c’était normal. Chacun avait un don particulier qui lui était attribué (guérir les brûlures, communiquer avec les morts par le rêve, voyager dans l’astral). Mon père a renié ses racines pour s’intégrer car on peut naître français sans pour autant s’y sentir intégré (pression de la famille, de la communauté, mémoires qui nous hantent). Je souhaite rendre justice aux gens différents. Ceux qui ne se reconnaissent dans aucune communauté, aucun mouvement.
Malgré mes traumatismes, mes particularités et ma vision du monde totalement atypique, je veux que mon témoignage soit entendu dans ce siècle par mes contemporains. J’ai l’obsession de la trace, laisser une empreinte à ce siècle au nom de gens marginaux, d’atypiques qu’on ne remarque pas. Je suis aujourd’hui engagée dans la danse martiale indienne qu’est le Baratanatyam.
Mon moyen d’expression est la danse j’étudie la danse traditionnelle égyptienne, j’étudie également le massage thaï traditionnel parce qu’on me l’a demandé (Saï une femme Thaïlandaise m’a demandé de travailler avec elle et de me former car elle me dit que j’hérite d’une forme de médecine).
Mon désir dans cette vie est d’être forte et d’ouvrir la voie à d’autres, qu’on les appelle hauts potentiels, enfants d’émigrés sans identité, êtres dissociés qui ne se retrouvent pas dans les codes de ce monde actuel. Je voudrais leur dire à tous de ne rien lâcher, d’affronter leurs peurs au risque de paraître ridicules aux yeux des autres, le monde a besoin de ceux qui réinventent. Mahmoud Darvish a dit » ne laissez pas le monde vous voler les mots ». Hé bien chez nous, c’est le monde des sédentaires qui nous a volé nos mots, ma tante me raconte que la nuit elle fait des rêves dans une langue qu’elle n’identifie pas mais qui pour elle semble être la langue de nos ancêtres.
Raconter, témoigner, c’est un acte militant, c’est reprendre ce qu’on nous a enlevé, notre histoire, notre peau, notre exil. Il n’existe pas de « petites souffrances » dans ce monde mais des voix qui ne demandent qu’à être entendues, à trouver le passage. Au dedans des pays il y a des cultures, au sein de ces cultures il y a des groupes de personnes, au sein de ces groupes de personnes il y a des individus qui traversent une époque et qui deviennent des voix sans nom.
Qui se rappellera de nous véritablement ? Et peut-être que dans 500 ans quelqu’un tombera sur ces enregistrements et s’y retrouvera plus qu’il ne sera inscrit dans ce siècle ?
Lilly sur France Culture :
Ils ont une mère, peu présente ou peu aimante. Et ils ont aussi reçu la marque d’un amour maternel de la part d’autres femmes. Bernard Pacaud l’a reçu de la Mère Brazier, et Mihaela (l’autre prénom de Lilly) l’a reçu d’Agnès, une amie de son père. Tous deux racontent ce lien de toute protection, donné sans les liens du sang.
Enfant, Mihaela est battue par sa mère biologique. Les souvenirs qu’elle garde d’elle sont ainsi des images inquiétantes : elle se rappelle sa violence, « le climat de tension« , les sévères punitions, « la crainte » constante qu’elle éprouvait et les coups qui pleuvaient. A l’âge de onze ans, elle fait la rencontre d’Agnès, une voisine et amie de son père, qui vient la chercher à la sortie de l’école et qui l’accueille dans son foyer. Elle découvre alors un nouvel univers, chaleureux, joyeux.
« Il y avait beaucoup de couleurs, des gens qui riaient. Je me rappelle que, des fois, elle mettait de la musique, des CD de rock français, et alors on se mettait à danser, on prenait des balais comme micros, on sautait ! » Mihaela
« C’est comme si j’avais été allaitée par elle, comme si son lait m’avait nourrie, avait soudé mes os. J’ai fait mes premiers pas dans l’existence avec elle. » Mihaela
Merci à Bernard Pacaud, Mihaela, Roxane Poulain, Alexia et Danièle Pacaud.
A écouter (Mihaela est l’autre prénom de Lilly) :